1 février 2015

Les Gracques

   Je viens de me rendre compte que je n'avais pas encore traité d'histoire romaine sur ce blog. Il est temps de réparer cette erreur avec quelques remarques sur les Gracques et le début des guerres civiles à Rome. Ces guerres civiles sont en général assez bien connues du grand public, ne serait-ce que grâce au succès de l'excellente série Rome. Mais ce que l'on connaît le mieux, c'est la fin de la période : les guerres entre César et Pompée, puis entre Octave et Marc-Antoine, et la victoire finale d'Octave devenu Auguste, premier empereur romain. Ce dont je veux parler aujourd'hui se passe un siècle plus tôt, dans les années -130, et marque le début des troubles qui vont agiter l'empire romain pendant plusieurs décennies.

   Un peu de contexte tout d'abord.
   Dans les années -130, l'empire romain commence à avoir de l'allure : Rome possède toute l'Italie, la Grèce, le sud de l'Espagne et de la Gaule, ainsi que l'actuelle Tunisie (cette carte interactive le montre bien). Cette expansion a diverses conséquences. La guerre incessante amène sur le marché une abondante main-d'oeuvre servile, car les esclaves sont souvent des prisonniers de guerre. Ces esclaves sont, pour la plupart, des travailleurs affectés sur les grands domaines aristocratiques. Or l'aristocratie s'enrichit et tire profit de la guerre : elle a plus de moyens et commence à investir dans une agriculture spéculative. On assiste donc, grâce aux nombreux esclaves et à l'argent des butins de guerre, à une spécialisation des exploitations agricoles appartenant à l'aristocratie, en vue de la commercialisation.
   Parallèlement à l'émergence de la grande propriété aristocratique, on assiste à un recul de la petite propriété. Les petits propriétaires restent longtemps en service dans l'armée : leurs terres tombent en friche. Ils subissent des pertes démographiques importantes. Par conséquent, de nombreuses terres sont laissées à l'abandon, et les paysans qui veulent garder leurs propriétés s'endettent.
   Enfin, se pose le problème de l'ager publicus. Ce terme désigne les terres possédées par l'ensemble du peuple romain et destinées à le nourrir. Avec les conquêtes du IIe siècle av. J.C., cet ager publicus augmente beaucoup. Mais, au lieu de rester aux mains de l'Etat, les terres sont de plus en plus souvent accordées gratuitement à des hommes pour services rendus, données à des colons ou louées. Ceux qui les occupent se considèrent comme propriétaires. Des aristocrates en profitent pour agrandir encore leurs terres. Les personnes et les cités à qui ont a confisqué ces terres, mais à qui ont a laissé le droit de s'en servir pour le bien du peuple romain, se sentent évidemment lésées, ce qui génère des tensions. Ces tensions se cristallisent autour du service militaire : de nombreuses cités alliées ou latines (je ne rentre pas dans le détail des statuts des cités de l'empire, c'est très compliqué et pas tout à fait passionnant) perdent des citoyens qui vont s'installer à Rome, mais ils doivent toujours fournir le même nombre de soldats qu'avant ces migrations. A cela s'ajoute la faible attractivité du service militaire, long, difficile et peu rémunéré.
   Vous l'aurez compris, la situation est assez explosive : les pauvres s'appauvrissent et les riches s'enrichissent, ce qui est rarement bon signe, des personnes s'accaparent les biens publics et le service militaire fait des mécontents.

Les Gracques vus par Eugène Guillaume, au XIXe siècle (source).

   Venons-en au sujet : les Gracques. Il s'agit de deux frères, Tiberius Sempronius Gracchus et Caïus Sempronius Gracchus. Ils sont issus de la haute aristocratie romaine : leur père a été consul, leur mère est la fille de Scipion l'Africain, qui a remporté de grandes victoires contre Carthage, l'ennemie de Rome. Les deux frères ont reçu une excellente éducation et entament une carrière classique : Tiberius, l'aîné, sert dans l'armée, à Carthage et dans la péninsule ibérique. Il tire de cette expérience une certitude : pour que l'armée romaine soit puissante, il faut qu'elle soit constituée de bons citoyens romains, qui sont aptes à faire de bons soldats ; ces citoyens sont avant tout des paysans. Or, on l'a dit, les paysans s'appauvrissent et les campagnes se vident. Pour Tiberius Gracchus, il faut donc reconstituer une paysannerie digne de ce nom, afin d'appuyer les conquêtes. Tiberius tire de cette constatation un projet de réforme agraire. C'est cette idée de réforme qui fera dire à certains révolutionnaires français puis soviétiques que les Gracques étaient aussi des révolutionnaires. Mais pas d'anachronisme, ni d'extrapolation : les Gracques sont des aristocrates et ne cherchent absolument pas à renverser la société ; leurs réformes ne sont pas "communistes", même si elles seront parfois présentées comme telles à l'époque contemporaine.

   Ces réformes, quelles sont-elles ? Il faut distinguer deux périodes et deux vagues de réforme.
   Tout d'abord, Tiberius Gracchus devient tribun de la plèbe (représentant et défenseur de la plèbe) en -133. Il propose une réforme en ce qui concerne l'ager publicus : l'occupation en est limitée à 125 hectares par personne (plus 62,5 hectares par enfant, avec une limite maximale de 250 hectares). Il ne s'agit donc plus d'une occupation de l'ager publicus, mais d'une véritable accession à la propriété, ce qui doit permettre de reformer une paysannerie stable. Tiberius propose également de former un "triumvirat agraire", une sorte de comité chargé de distribuer les terres. Il cherche donc à redistribuer les terres publiques, ce qui justifie aussi sa récupération, au XXe siècle, par les soviétiques.
   Ces propositions, réunies dans un texte du nom de Rogatio Sempronia, ne plaisent pas du tout aux sénateurs et à certains membres de l'aristocratie, qui poussent un autre tribun à utiliser son droit de veto contre Tiberius. Ce dernier ne se laisse pas faire et fait déposer son opposant par les comices (des assemblées du peuple romain). C'est la première fois que cela arrive, et c'est une vraie rupture car Tiberius introduit ici l'idée de souveraineté populaire : il considère que le peuple a le droit de déposer un magistrat qui agit contre ses intérêts. Tiberius peut donc faire adopter la Rogatio Sempronia et constituer le triumvirat agraire, composé de Tiberius, de son frère Caïus, et de Claudius Pulcher, le beau-père de Tiberius. Les réformes commencent, malgré la grande résistance de l'aristocratie.
   En outre, Tiberius estime que la conquête romaine doit bénéficier à tous les citoyens : c'est en quelque sorte son mot d'ordre. Il entend donc diviser le trésor du roi Attale III de Pergame (qui a légué son royaume à Rome) aux nouveaux bénéficiaires de l'ager publicus, afin de leur octroyer un capital de départ. La tension ne fait que monter avec l'aristocratie.
   Pour continuer ses réformes, Tiberius doit se faire réélire tribun de la plèbe en -132, mais la loi l'interdit. Prenant l'initiative, quelques sénateurs provoquent une émeute et accusent Tiberius d'aspirer à la monarchie (qui est le pire des maux dans l'esprit des Romains) : Tiberius est assassiné avec une partie de ses partisans. Le triumvirat agraire continue cependant son oeuvre.

   C'est en -124 que s'ouvre la deuxième phase de réforme, quand Caïus, le frère de Tiberius, se présente au tribunat de la plèbe. Il est facilement élu, ce qui montre la popularité du programme entamé par Tiberius. Caïus fait tout d'abord en sorte que l'enquête sur le meurtre de Tiberius se poursuive. Il poursuit la politique de son aîné en l'élargissant, et il conserve l'idée de souveraineté populaire. Il rend possible la réitération de la fonction de tribun de la plèbe. Il reprend le principe de la loi agraire de Tiberius, mais en octroyant des lots plus importants : pour lui, les terres de l'ager publicus données doivent donner lieu à des fondations de colonies (des cités romaines, avec des institutions romaines). Deux sont fondées en Italie, et une à Carthage.
   Caïus met aussi en place une politique de constructions de route. Il fait adopter une loi frumentaire qui institue des distributions de blé à bas prix. Il trouve les fonds nécessaires dans de nouveaux droits de péage et des impôts dans la province d'Asie (ouest de la Turquie) nouvellement conquise. C'est la classe des chevaliers qui est chargée de la collecte de ces droits et de ces impôts : Caïus fait donc d'une pierre deux coups, puisque la loi frumentaire lui assure les faveurs du peuple tout en lui permettant d'avoir des alliés dans l'ordre équestre. Caïus cherche d'ailleurs à modifier la constitution des ordres de la société : il élargit l'accès au Sénat et limite les pouvoirs des sénateurs, qui peuvent désormais être mis en accusation s'ils ont ourdi une machination judiciaire contre un citoyen.
   Ce n'est toutefois pas sur ces questions que la politique de Caïus Gracchus échoue, mais sur le rapport aux autres cités italiennes. En -122, Caïus propose d'accorder la citoyenneté romaine aux colonies de droit latin (le droit des cités italiennes, dit droit latin, est différent de celui de Rome) pour se rapprocher de l'aristocratie italienne. Candidat à un troisième mandat de tribun de la plèbe, Caïus est battu et périt, avec bon nombre de ses partisans, dans un massacre soutenu par les sénateurs. On revient sur les réformes des Gracques : les lots de terre octroyés par les lois agraires sont rendus aliénables, le triumvirat agraire est supprimé en -118.

   Quel bilan peut-on tirer de la décennie qui court de -133 à -122 et qui est marquée par les réformes des Gracques ? C'est la première fois en un siècle que l'aristocratie romaine se divise sur les questions du gouvernement de Rome. Cette division donne naissance aux deux camps qui se déchireront pendant les guerres civiles : les Populares sont les aristocrates qui souhaitent des réformes, dans la lignée des Gracques, tandis que les Optimates désignent les sénateurs conservateurs. La question agraire est loin d'être réglée, et demeure un enjeu important dans la République romaine finissante.
   Ce qui rend cet épisode intéressant est aussi la récupération ultérieure qui en sera faite : les Gracques seront tantôt décriés comme de dangereux agitateurs, tantôt célébrés comme les ancêtres des communistes et des révolutionnaires, selon le bord politique de ceux qui les invoqueront. Pendant la Révolution par exemple, un dénommé Babeuf prend le nom de Gracchus et se revendique des Gracques lorsqu'il prône une politique de parfaite égalité, alors que cette notion est tout à fait étrangère aux Gracques.

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