28 novembre 2014

Les Francs et le mythe de Troie

   Le mythe de la guerre de Troie, mis à l'écrit quelque part vers le VIIIème siècle av. J.C. par Homère (ou plusieurs personnes, ou plusieurs écoles, là n'est pas la question) est probablement l'un des mythes les plus connus de l'Antiquité. Petit rappel : Eris, déesse de la Discorde, n'est pas invitée au mariage de Thétis et de Pelée (les parents d'Achille). Pour se venger, elle lance une pomme d'or au milieu des convives, sur laquelle il est écrit "à la plus belle". Trois déesses se disputent le prix : Athéna, Aphrodite et Héra. Le berger Pâris, qui est en réalité le fils de Priam, roi de Troie, est choisi pour désigner la plus belle. Chaque déesse lui promet quelque chose : Pâris choisit Aphrodite, qui l'assure en retour de l'amour de la plus belle femme du monde, Hélène de Sparte. Un peu impatient, le jeune Pâris, en ambassade à Sparte, s'enfuit avec Hélène. Ménélas, l'époux d'Hélène, monte une grande coalition pour aller casser du Troyen et récupérer son épouse. S'ensuivent dix ans de guerre à l'issue desquels Troie est mise à sac par les Grecs. Une grande partie de la population troyenne s'enfuit.

Le jugement de Pâris, Enrique Simonet, 1904. (source)

   La légende d'Enée suit celle de la guerre de Troie : selon Virgile, Enée, fils d'un homme et d'Aphrodite, s'enfuit de Troie en flammes avec son père sur le dos et son fils dans les pattes. Après diverses aventures, il échoue sur les rives italiennes, fonde la ville d'Albe, qui sera à l'origine de la ville de Rome. Ce mythe sert à justifier la politique romaine de la fin du Ier siècle av. J.C. : en se revendiquant de Troie, les Romains cherchent à fédérer l'ensemble de la Méditerranée du nord sous une même culture ; l'ancienneté étant un gage de qualité, faire remonter l'existence de Rome jusqu'à Troie est aussi significatif, et sert à justifier le pouvoir immense que possède Rome.
   
   La récupération du mythe des origines troyennes par les Francs est beaucoup moins connue. Et elle est aussi beaucoup plus étonnante. Les Francs sont un peuple germanique, dont la culture n'est pas romaine : pourquoi revendiquent-ils ce mythe ?
   Il faut tout d'abord noter que les Francs ne se définissent pas d'emblée comme les descendants des Troyens. Ce n'est qu'à partir du milieu du VIIème siècle que cette histoire apparaît, dans la Chronique dite de Frédégaire. Le mythe est repris au début du VIIIème siècle par le Livre de l'Histoire des Francs (Liber Historiae Francorum). Si le contenu de la légende varie selon les sources, la trame principale demeure la même : après la prise de Troie, une partie de la population aurait fui sous l'égide de Priam et d'Anténor. Contrairement à Enée qui emprunte la voie maritime, ces fuyards passent par la terre, et s'installent sur les bords du Danube où ils fondent une ville nommée Sicambria - on donne parfois le nom de Sicambres aux Francs, notamment dans le célèbre passage du baptême de Clovis chez Grégoire de Tours : "Baisse la tête, fier Sicambre : brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé". Les sources mentionnent aussi le nom d'un autre ancêtre troyen des Francs : Francion, duquel descendraient les Mérovingiens, rois des Francs. Frédégaire, dans sa Chronique, fait non seulement remonter la dynastie mérovingienne à Priam, considéré comme le premier "roi chevelu" (les cheveux longs sont un élément de la royauté sacrée des rois mérovingiens), mais il rapporte aussi que Mérovée, autre ancêtre mythique des Mérovingiens, aurait été conçu lors de l'union de sa mère avec un monstre marin, le Quinautaure. Cette origine semi-divine justifie le pouvoir des Mérovingiens sur les Francs.

Dans ce manuscrit du XVème siècle est représentée la fondation des quatre principales villes de l'humanité : Venise, Sicambria, Carthage et Rome. Sycambria est en haut à droite. Le personnage vêtu d'un haut bleu parsemé de fleurs de lys est Francion. Les symboles de la dynastie française (le bleu et les lys) montrent que le mythe troyen est à l'origine de la nation franque, mais aussi de ses chefs, qui espèrent en tirer du prestige. (source : BnF)

   Ces quelques éléments sont intéressants pour comprendre l'idéologie des rois francs : au VIIème siècle, en reprenant à leur compte une propagande romaine, les Francs se montrent héritiers de l'empire romain ; leur ancienneté rivalisant avec celle des Romains, cela augmente leur prestige. Cette légende illustre aussi la fusion de deux cultures : les Francs installés en Gaule n'entendent pas rompre avec Rome, bien au contraire ; ils conservent toutefois une part de germanité, en témoigne la légende du Quinautaure, qui n'est pas gréco-romaine.
   Le mythe de l'origine troyenne des Francs est donc au service de la légitimité d'une dynastie et d'un peuple. Il est appelé à une grande postérité : toutes les histoires nationales du Moyen Âge font référence à ces origines. On l'enseigne aux rois : par exemple, en 1200, Gilles de Paris offre au futur Louis VIII un long poème en vers qui, entre autres, dresse une généalogie faisant remonter les Francs à la fondation de Sicambria. Au XVème siècle, le mythe est utile aux rois de France dans leurs querelles avec l'empereur : le passé prestigieux dont ils se revendiquent leur permet de contrer, sur le plan idéologique, les prétentions universalistes de l'empire.

Références
   Ces quelques remarques m'ont été inspirées par un manuel d'histoire, La France avant la France (481-888), de Geneviève Bührer-Thierry et Charles Mériaux, qui consacrent un encart aux mythes des origines troyennes aux pages 57-58. C'est par ailleurs un très bon livre pour ceux qui voudraient apprendre à connaître le haut Moyen Âge.

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